Le décryptage savoureux de « l’Homo Numericus ou la civilisation qui vient » par Daniel Cohen

L’économiste Daniel Cohen le 3 octobre 2022 à Tours.

Le 3 octobre dernier à l’école Excelia à Tours, l’économiste et président de l’École d’Économie de Paris, Daniel Cohen décryptait cette prétendue « civilisation » qui bouleverse nos vies et se nomme « Homo Numericus ». C’est avec une certaine provocation que Daniel Cohen a ouvert la conférence du « 25e Rendez-vous de l’Histoire » en partenariat avec la CCI Touraine, en lançant :

« L’amour ? Désormais c’est Tinder !

Le bureau ? En télétravail !

Un nouveau job ? Ce sont les algorithmes qui recrutent !

Les partis politiques ? C’est sur Twitter ! »

Avec verve, l’économiste a séduit un public de chefs d’entreprise, d’acteurs du territoire et d’étudiants. Il a dressé un portrait de « l’Homo Numericus, cet être submergé de contradictions, qui veut tout contrôler, mais qui est lui-même irrationnel et impulsif, poussé à des comportements addictifs par ces mêmes algorithmes qui surveillent les moindres détails de son existence. »

Citant Durkheim, le théoricien de l’anomie sociale (combinaison de la solitude sociale et de la perte de la compréhension des lois qui gouvernent la société),il expose les limites de cette promesse d’abondance offerte par internet et les réseaux sociaux qui laissent souvent « le gosier sec avec l’appauvrissement des relations humaines et l’éclatement des inégalités. »

Daniel Cohen distille son intervention de savoureuses « petites phrases » rendant son propos tout à la fois riche, haletant et concret. « Tik Tok ou le formidable rétrécissement de la capacité d’intelligence » sert ainsi d’exemple pour illustrer la nouvelle révolution en marche, celle où l’objectif est de gagner en productivité.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

« Aujourd’hui on se dispense de faire la cour, on veut faire des économies de temps et de bagage effectif. Il y a une vraie transformation du rapport amoureux. Tinder en première intention est une révolution extraordinaire quand le milieu social se raréfie et qu’il s’agit d’élargir le champ de sa sociabilité. » Le problème relève Daniel Cohen, est que la plupart des utilisateurs tombent dans la recherche du chiffre : « on est à la recherche d’une optimisation de la rencontre ».

Il y a donc premièrement selon l’économiste, une rupture d’ordre anthropologique : « on cherche à créer de la distance entre les humains, ce que l’on comprend d’ailleurs mieux depuis le Covid-19. Cette crise épidémiologique a accéléré la révolution numérique. »

Plus préoccupant décrit Daniel Cohen, est la manière dont « on taylorise la pensée, l’imaginaire, sur le monde, sur soi-même ». Si les réseaux sociaux et internet permettent de donner accès à une infinité de savoirs le monde d’aujourd’hui voit les fake-news et les post-vérités prendre l’ascendant. Une fake-news circule vingt fois plus vite qu’une information certifiée, visant la multiplication des likes et tweets.

Or, dans l’univers des réseaux sociaux, le processus de certification d’une information n’existe pas : « on est à la recherche de la confirmation des préjugés qu’on peut avoir. La manière d’agréger se construit autour d’idées qui fonctionnent comme un ghetto numérique, où l’on est soudé par la détestation de ceux qui ne pensent pas comme vous. Sur le net, on cherche des informations à son image. Cela vient d’ailleurs télescoper notre vie démocratique. »

Pour illustrer son propos,Daniel Cohen a interpellé l’auditoire sur les ghettos numériques qui organisent et modifie en profondeur la vie politique en prenant l’exemple de Donald Trump et sa pratique des réseaux sociaux : « Aujourd’hui la vie politique c’est un chef et internet. Il agrège des followers et cela devient un groupe. Lors de la dernière élection française, les quatre premiers partis sauf le RN ont été créées par leur candidat. On crée son propre parti pour avoir le pouvoir » constate l’économiste.

Si l’analyse de la civilisation dépeinte par Daniel Cohen renvoie une image négative et anxiogène, elle donne assurément à réfléchir et l’Intervenant a clôturé son intervention sur une note optimiste « dans chaque monde, il y a une face lumière et une face sombre. Pour que la lumière gagne sur l’obscurité, la révolution numérique a besoin de corps intermédiaires, d’éthique professionnelle, de règles et de déontologie. »

Camille Colloch

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