« Il faut développer le business en circuit-court, notre souveraineté technologique en dépend ! » Julien Dargaisse, président de Digital Loire Valley

L’Épicentre : Vous venez de voir votre mandat de président renouvelé à la tête de Digital Loire Valley. Quel regard portez-vous sur votre précédent mandat, et quels objectifs vous fixez-vous pour ce second ?

Julien Dargaisse : C’est effectivement mon second mandat – puisque je passerai la main à son terme –, mais c’est la première fois que je suis élu à la tête de l’association. Digital Loire Valley n’a en effet été créée qu’en 2021. Le premier mandat a été extrêmement positif. L’association s’est très vite installée, signe qu’elle répondait à un manque. Elle compte déjà six salariés. Nous avons eu la chance de trouver rapidement des partenaires et des financements, même si ce travail a été conduit bien en amont de la création officielle, et que le covid ne l’a guère facilité. Elle est aujourd’hui financée à moitié par le privé – via les cotisations des membres et les sponsors –, le public apportant l’autre moitié : la Région, les métropoles de Tours et d’Orléans, etc. Nous avons en outre eu la chance de recruter une équipe solide – aujourd’hui dirigée par Guillaume Vanneste –, ce qui permet d’envisager sereinement ce nouveau mandat. Ce sera celui de la consolidation. Si nous avons d’emblée réussi à attirer les différents acteurs de la région, l’objectif est désormais de combler les quelques trous dans la raquette qui subsistent et, surtout, de muscler le jeu collectif, que ce soit avec l’agence Dev’up, les établissements de formation, les entreprises… Je tiens particulièrement à renforcer les liens entre les adhérents – on compte environ 200 organisations membres –, à ce qu’ils puissent échanger plus régulièrement, et de manière qualitative. Nous avons recruté un « relationship manager » à cette fin, et nous en accueillerons un second en septembre. Il est pour moi impératif de développer le business en circuit-court, d’arrêter d’aller chercher ailleurs, souvent par ignorance, ce dont on dispose déjà localement. Notre souveraineté technologique en dépend.

Développer le business, cela reste l’objectif principal ?

Julien Dargaisse : Oui. En créant cette association, nous nous sommes fixé trois priorités. La première, c’est attirer les talents. Les talents futurs, en sensibilisant au numérique les plus jeunes, notamment dans les collèges, pour leur donner envie de rejoindre ce secteur. Et les talents existants hors de notre territoire, en les faisant venir dans la région. La deuxième priorité, c’est favoriser la transition des industries vers le numérique. C’est le programme « Tech in Fab » porté par BPI France. Notre association n’a pas pour but de réunir exclusivement des acteurs de la tech, mais bien de fédérer l’ensemble des acteurs qui veulent innover avec le numérique, quels qu’ils soient. La troisième priorité, c’est le développement à l’international. Notre marché domestique est trop petit. Il faut que les acteurs conduisent a minima une réflexion à l’échelle européenne, si ce n’est mondiale. Le tout visant à développer les affaires et l’emploi dans notre région.

Comment se place la France dans cette compétition mondiale ?

Nous avons fait beaucoup de progrès ces dix dernières années. La France se défend particulièrement bien en matière de création de champions du numérique et pour attirer les investisseurs. En revanche, elle est très mal classée pour la digitalisation de ses entreprises, ce que relève notamment le classement DESI (v. encadré). D’où l’importance d’une structure comme la nôtre, qui a précisément pour vocation que le numérique innerve l’ensemble des entreprises.

Et comment se place la région Centre-Val de Loire par rapport à ses consœurs ?

Il n’est pas aisé de se prononcer, même si ma place au sein du conseil national de la French Tech me permet d’avoir un peu de recul. Notre région compte beaucoup moins d’acteurs que les autres, et notamment très peu de licornes – une seule à dire vrai, avec l’usine de production de Ledger à Vierzon, leader mondial des solutions de sécurisation des crypto-monnaies. Nous avons vraiment besoin de produire davantage de talents, d’où la nécessité d’ouvrir de nouvelles écoles, et en amont de sensibiliser les plus jeunes à ces métiers. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les jeunes ne sont pas tant attirés que cela par le numérique et il convient de les sensibiliser dès le plus jeune âge, l’image d’un métier se formant très tôt.

En revanche, la proximité de la région avec Paris, son cadre de vie, ses infrastructures de transport et numériques sont des atouts certains, que le covid a davantage mis en valeur. C’est difficile à dire, compte tenu de ses nombreuses conséquences funestes, mais le covid a été dans une certaine mesure une chance pour la région. Je suis persuadé que les grandes métropoles ont aujourd’hui atteint leur plafond de verre. C’est la revanche des villes moyennes, dans lesquelles j’inclus Tours et Orléans. Pour preuve, elles viennent toutes deux d’entrer dans le top 20 des « meilleures villes françaises pour les start-up en 2023 », selon un classement établi par Startup Blink.

La Commission européenne vient de pointer la sous-performance du système scolaire français, « en dépit de dépenses publiques au-dessus de la moyenne de l’OCDE ». La sous-performance en mathématiques est particulièrement visée. N’est-ce pas un frein important à l’essor du numérique, alors que la Commission relève par ailleurs que l’Hexagone fait également face à « une grave pénurie de spécialistes des technologies de l’information et de la communication » ? Et quid de l’anglais des élèves français dans cette compétition internationale ?

Il m’est difficile de me prononcer sur les performances du système scolaire. Une chose est sûre : il est important d’avoir un coup d’avance. Par exemple, je ne suis pas certain qu’il soit aujourd’hui prioritaire de former des comptables, alors qu’une grande partie de leurs tâches peut désormais être automatisée. Évidemment, les mathématiques et le codage sont importants. Mais Chat GPT est aujourd’hui capable d’écrire des programmes informatiques qui fonctionnent très bien. En revanche, nous aurons demain plus que jamais besoin de personnes capables de dialoguer avec l’intelligence artificielle. Pour que ChatGPT soit réellement efficient, on a besoin de compétences littéraires afin qu’il utilise les mots justes. Cela peut sembler paradoxal, mais l’essor des nouvelles technologiques sonne sans doute l’heure de la revanche des littéraires. S’agissant de l’anglais, je pense que ce n’est plus vraiment un problème aujourd’hui pour les jeunes générations. Quand on se compare avec les ressortissants des autres nations, je pense qu’on n’a nullement à rougir de notre niveau.

Au-delà, et pour ne pas esquiver la question du système scolaire, je pense que l’une des principales difficultés réside dans le peu de temps dont disposent les enseignants pour accompagner les jeunes vers l’entreprise. Il faudrait consacrer davantage de temps à l’acculturation et à l’insertion dans le monde professionnel. C’est pour cela que nous accordons à Digital Loire Valley beaucoup d’importance au fait de venir présenter l’entreprise à l’école. Pour être honnête, il existe encore des réticences chez certains enseignants, et je le déplore. Nous parvenons toutefois à les vaincre, notamment avec l’aide des professeurs d’économie, d’anglais ou de mathématiques, qui trouvent peut-être plus facilement un lien entre leur matière et l’entreprise. Mais cela devrait être possible avec tous. J’en veux pour preuve l’action conduite par l’association Entreprendre pour apprendre, qui existe en France depuis plus de 30 ans mais qui reste malheureusement trop méconnue. Elle propose aux élèves d’une classe de créer leur propre entreprise, suivant différents formats (une journée, une semaine, une année ou deux). Et ce, de l’idée jusqu’à la commercialisation. Lorsqu’ils sont vraiment à la manœuvre – cela n’a pas d’intérêt autrement –, les résultats sont bluffant, car les élèves prennent conscience très concrètement de l’utilité des mathématiques, ne serait que pour la comptabilité, de l’anglais pour vendre à l’international, mais aussi du français pour rédiger des prospectus, etc. Bref, cela donne du sens à l’enseignement délivré. Je suis convaincu qu’un tel dispositif devrait être obligatoire dans le cursus.

 

À la tête d’une entreprise en pleine croissance (v. encadré), vous n’êtes pas inoccupé. Qu’est-ce qui vous motive à prendre ces responsabilités, chronophages, à la tête d’une association comme Digital Loire Valley, au sein du Conseil national de la French Tech, etc. ?

Julien Dargaisse : Je mentirais en disant que c’est par philanthropie. Mon objectif, c’est de développer le business et l’emploi dans la région, au bénéfice de tous, dont le mien et celui de mes enfants. La réussite, c’est l’affaire de tous, et chacun doit y prendre sa part.

Propos recueillis par Frédéric Fortin

Classement DESI, kezaco ?

La Commission européenne publie chaque année un « indice relatif à l’économie et à la société numériques », DESI pour les intimes. De manière générale, la France s’y classe à la 12e place, avec un score très légèrement supérieur à la moyenne des 27 États membres de l’Union européenne. Ses résultats varient toutefois fortement en fonction des 4 critères étudiées. Si elle est classée en 5e place pour la « connectivité » (les infrastructures), elle est 12e sur l’axe « capital humain », 15e pour les « services publics numériques » et surtout 20e pour l’intégration des technologies numériques dans les activités des entreprises.

InterviewApp

Comme souvent, InterviewApp, – l’entreprise fondée par Julien Dargaisse qui propose un outil d’entretien vidéo à distance, asynchrone et automatisé – est née d’un manque. « En 2010, la fin de mes études au Mexique approchant, je m’étais mis à la recherche d’un emploi en France. Compte tenu de l’éloignement et du décalage horaire, je me suis rapidement rendu compte de la difficulté de pouvoir répondre aux demandes d’entretien d’embauche », raconte l’entrepreneur. Si l’idée est venue au Mexique, elle a pris d’abord corps à Londres, où le jeune entrepreneur avait suivi son épouse, puis à Tours, au sein de l’incubateur de l’école dont il est diplômé, Excelia. Depuis, elle a encore fait du chemin ! L’entreprise compte en effet plus de 2.300 clients… dans 42 pays. « Le marché est mondial. Tant les utilisateurs que nos concurrents », souligne Julien Dargaisse, en relevant que son principal concurrent, Hirevue, a été racheté par Blackrock. Au passage, il avoue que le covid n’a pas été sans lui donner un petit coup de pouce. L’outil est aujourd’hui également utilisé dans les formations à l’insertion ou dans les écoles de commerce, qui entrainent par ce biais leurs étudiants aux entretiens oraux. « Nous travaillons aussi depuis 3 ans avec le Cned pour préparer les élèves au grand oral du baccalauréat », ajoute le fondateur, qui rappelle que « s’exprimer à l’oral, c’est comme le reste. Cela s’apprend »

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